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Un barrage contre le crime

Un barrage contre le crime

“ Il n’y a que les martyrs pour être sans pitié ni crainte. Croyez moi, le jour du triomphe des martyrs, c’est l’incendie universel “ Jacques Lacan Livre VII 1986, p 311

Shadows Warhol Palais de Tokyo oct15 ©evah5
Shadows Warhol Palais de Tokyo oct15 ©evah5
Penser le crime terroriste

Face aux crimes abjects, il nous faut ne pas cesser de penser la complexité, humblement, pas à pas, mais sans reniement.

De tous temps des hommes ont voulu tirer dans le tas, tuer, zigouiller, loin du précepte chrétien « aimer son prochain comme soi-même », vaste programme nourri d’illusions. Mais, la plupart du temps, presque tout le temps, la limite-distance-zone qui nous tient éloigné du passage à l’acte est le fantasme, telle est l’une de ses fonctions, ou tout aussi bien le délire quand il est construit, en phase résolutive et qu’il fait métaphore suppléante. Cela a tendance maintenant, dans nos civilisations, à s’évanouir, à disparaître, à ne plus faire fonction ainsi. L’objet du fantasme devient lui-même réel, le petit autre devient l’autre-cible, est notre alter ego dont la face spéculaire se retourne pour nous devenir ennemi, voir persécuteur, cause de tous nos soucis (de l’amour à la haine, l’« hainamoration » dit Lacan). On devrait d’ailleurs s’alarmer davantage de l’influence désastreuse de certains jeux et vidéos sur des enfants fort jeunes, si malléables (dont l’esprit surprend pourtant de tant de maturité et de si peu d’affect!), pour lesquels les parents n’ont guère de souci. Certes, la dimension du jeu est excitante et sans doute formatrice, mais la représentation à outrance de morts, machabées, zombies, pendus, etc..passe la barre: le Symbolique ne noue plus l’Imaginaire de la bonne façon, c’est la parole d’un parent qui peut et devrait mettre cela « droit ». La zone est franchie entre réalité et Imaginaire, et la construction subjective en prend vraiment un coup, qui prend l’autre pour un zombie et un zombie pour l’autre, matérialisant sans cesse le danger et l’ennemi…de la graine de violence à venir…Le glissement des discours et le brouillage des instance psychiques court sur la terre entière, alimentant une haine constitutive et un rapport spéculaire de haine, et de pousse-au-crime, qui n’a comme partenaire qu’une sorte de déification erronée, idolâtrée, et usurpatrice du nom même de Dieu. Et cela dans toutes les religions, dans tout fondamentalisme. C’est la même structure que le délire, on s ‘éprend, on se prend pour Dieu, et on organise le crime pour le bien du monde. On justifie ainsi et donne cause à sa propre pulsion de mort, et sa nullité d’être, son impasse, qui n’a solution que dans la mort.

Une libération par la mort.

L’idéologie terroriste (et ses chefs) fondamentaliste a très bien pigé ça. Elle donne le feu vert, cautionne alimente, autorise tous ceux dont le nouage est « fragile » (ah! cette fragilité!! quel mot passe-partout!) à pouvoir tirer dans le tas, cela leur donne une cause, une garantie, parfois même post-mortem, qu’importe!! Là où le père décline dans l’Occident, un dieu de rigidité et de fermeté vient se loger comme légitime et vrai/ un faux dieu pourtant, une fausse barbe, un nom du Père autorisateur de Jouissance de mort, un Père Jouisseur qui dit « go! », un dieu qui n’est qu’un simulacre pour la tuerie. Jouant sur le refus de la division subjective, dont chaque être doit se débrouiller, sur le déni de la complexité humaine, cette idéologie offre le refuge d’un récit et d’un lieu inventé (le « cham ») où se réfugier et mourir. Elle érige une loi hors-la-loi, un retournement du croyant à son dieu, une imposture. Qu’importe que certains n’y soient jamais allés, qu’ils puissent être du côté sombre des « déviances », ou bien toute autre chose humaine, le mythe de l’origine pure fonctionne à pleins tuyaux, comme une mission.

Les idéologues de la terreur ont bien pigé le manque d’idéal, la désespérance, la terre promise, la structure en délire de l’impur, du mécréant, l’attrait du nettoyage, d’être le pur qui va mourir, la pratique des ordalies, des sacrifices, des tueries, des sectes, tout ce maelström qui court au long des siècles comme terrorisme, fascisme, fondamentalisme, sectes, et qui peut faire signe pour certains dans leur désordre/ordre du monde, psychose ou pas. Car c’est là que vient s’accrocher dans la chaîne signifiante ce qui va faire garantie et vérité pour l’être, retour et retournement de la pulsion : tuer/être tué // exister post mortem/gloire éternelle // destruction des impurs, thème délirant récurrent … au fond, fou de dieu, fou à lier/ fou délié, délivré, purifié; c’est de jouissance humaine dont on parle; celle qui s’identifierait au phallus Un sans autre possible, à la fois infini et UN. (Toute religion a tendance à marcher comme cela, mais ici la tromperie est telle, l’accès au savoir et à la dialectique tellement interdit, le doute non permis, que le sujet n’existe plus que dans la mort). C’est une libération par la mort. Le passage à l’acte ne peut s’éclairer que de cette extrémité-là, de cette causalité-là pour chaque « terroriste ». Ça fait la différence avec le névrosé ordinaire, lui qui rêverait d’être fou et/ou de franchir son fantasme.

La résonance médiatique

Si, par là-dessus, le déchaînement incessant de la jouissance médiatique, où trop ont perdu la boussole de la raison et de la sagesse, esclaves qu’ils sont des intérêts financiers de leurs maîtres, à se faire la course au click et au buzz, à ne plus même relire leurs chapeaux parfois si obscènes, si cela vient faire sa grosse caisse de résonance partout en boucle, en ritournelle, injectant de l’obscène comme on gave les oies, jouant une fausse interactivité où la parole se libère, roulant parfois dans une fange infecte, là où un journaliste devrait avant tout informer, rectifier, corriger, « remettre droit »… Alors bingo!!! Le DAECH viral est assuré de son coup épidémique. Car il y a viralité extrême!

Si aussi, de par nos contrées, la psychiatrie joue si mal son rôle, de ne plus savoir comment nommer ses petits (oui il est ci, mais pas complètement ça, non ça c’est pas si sûr..), de crainte d’oser dire non à la pharmacologie souvent suicidaire, de crainte d’être montrée du doigt de s’orienter encore des grands Freud et Lacan; de passer pour « old-school » alors que la praxis psychanalytique est une réinvention permanente, orientée par la clinique, mais pas sans boussole (on pourrait en apprendre encore sur cette période troublée, ses passages à l’acte, sa fascination pour la mort, sa jouissance en place de désir, sa double face surmoïque etc..) alors, laissons les dérives dériver, les esprits se fissurer, se lézarder… et le tout venant ne pas bien comprendre ce qui arrive. Laissons croire qu’un être humain est juste un cerveau (sur pattes?) selon les modernes énoncés des « psys » en tous genres, oubliant les belles inventions du sujet freudien, de l’inconscient, de la « substance jouissante » et du « parlêtre » lacaniens… « Adieu au langage » comme disait l’autre (JLG).

Ne pas montrer du doigt, ne pas désigner un malade mental comme coupable, dire simplement qu’il peut être, comme un petit délinquant, comme un(e) jeune paumée, comme un(e) ado désorienté(e), presqu’autant qu’un salafiste avéré, au bon endroit pour venir faire de son corps la bombe humaine, attiraillé de ceinture-camion-couteau que sais-je encore, au bon endroit pour liquider les impurs et mécréants, puisque de toute façon la duperie salafiste fondamentaliste promet que le martyre sera lavé de tous ses péchés (et 50 de ses proches aussi je crois). Juste, ils appuient là où ça fait mal: car ça fait mal, quelque chose chez tous ceux-là sans doute a fait trop mal, à un moment donné, pour décider, choisir cette bascule dans le suicide et l’hétérosuicide; le crime. Là où il est question de corps, de langage, et de jouissance, et donc de… réel, et donc de…politique.

Alors? Certes remettre du lien partout, du soin, de l’échange; du savoir, de l’étude pour tous, de la pensée, des arts au coeur des villes et des cités, que chacun s’y mette de la plus juste façon, comme un chantier; remettre quelque chose plus droit; plus régulé, sublimé. Je ne sais si c’est cela l’ »ordre juste » qui a tant fait ricaner. Oeuvrer pour plus de civilisation humaine (pas une contre l’autre/ pas l’une sans l’(es) autre(s)).

Civiliser, faire barrage, nouer le corps à du désir, par la langue.

Cependant, je suis sceptique.

D’abord parce que la machine média est emballée, liée qu’elle est au « pur » (tiens!!) profit, c’est assez insupportable, le pire étant qu’ils ne s’en rendent pas du tout compte..les politiques aussi sont emballés, pas tous, mais un certain nombre de tous bords, ils participent à la déraison, sous couvert de débat démocratique, ils entretiennent la « bête » de façon assez irresponsable, dans cette période que l’on dit noire, visant inlassablement le pouvoir, qui pour être à la tâche, aux prises avec ce réel si rude, fait ce qu’il peut, mais parfois aussi surenchère et c’est dommage, car alors il en rajoute à la Jouissance mortifère.

L’insondable

Et aussi parce que quelque chose dans l’humain toujours est incalculable, indécidable. Et l’ « accident  » toujours arrive. Pourquoi celui-là, alors, et pas l’autre? Nous le savons nous, cliniciens, qu’un sujet va croiser un signe, et que pour lui ce signe va faire sens, signification, voire interprétation, va pousser à l’acte, au crime.. pour un autre cela pourtant ne marchera pas; ça vient répondre chez un sujet et pas chez un autre, preuve de la singularité subjective, de la contingence subjective, du moment opportun..si l’on peut dire.

Il faut garder en tête la logique de la causalité psychique, et tout à la fois la psychologie des masses; c’est cette conjonction qui est à l’oeuvre.. seule la sagesse éclairée et orientée dans une éthique pourrait donner la voie; mais si certain(e)s savent encore l’accueillir et la faire leur, elle n’est pas assez bankable pour résonner de par le monde..

La visée « politique » criminelle de DAECH est de créer le Chaos.

Si nous même ne sommes pas assez sages pour savoir comment amenuiser, contourner, défier, et défaire cette entreprise perverse (car elle dit et fait ce qu’elle n’est pas, son acte est tout entier à l’inverse de son désir « proclamé », elle vise la jouissance de l’autre), autrement qu’en affaiblissant et dénigrant sans cesse l’Etat et ses actions, (franchement je préfère ceux-là aux commandes que beaucoup d’autres..) alors nous perdrons. Déjà forcément nous y perdons; des corps, des amis, des idées, des idéaux, des assurances, des convictions… mais le pire serait d’offrir à leur délire notre République, notre démocratie, notre Etat de droit. La réponse armée, guerrière, est nécessaire, incontournable, mais elle ne suffit pas, l’incantation non plus. Il faut aussi du discours, qui oriente, et des actes pour la reconnaissance de tous et de chacun. Pour cela il faut jour après jour, s’interroger chacun, de sa place, sa fonction, son désir : qu’ai-je fait ce jour qui ne mérite pas que je sois digne de moi?

 

ps / tout cela étant dit, on reste tout de même avec plein de questions sur cette idée de destinée, ces termes et concepts de radicalisation, conception, franchissement, bascule, il faudrait y revenir. Qu’est ce qui déclenche?  Dans la foi, dans l’engagement, dans la conviction, … vers le crime? (à suivre)…

 Quelques références 

Jacques-Alain Miller « Il y a crise, au sens psychanalytique, quand le discours, les mots, les chiffres, les rites, la routine, tout l’appareil symbolique, s’avèrent soudain impuissants à tempérer un réel qui n’en fait qu’à sa tête. Une crise, c’est le réel déchaîné, impossible à maîtriser. » Marianne oct. 2008

Jacques Lacan La jouissance « c’est le tonneau des Danaïdes, et une fois qu’on y entre, on ne sait pas jusqu’où ça va. Ça commence à la chatouille et ça finit par la flambée à l’essence ». L’envers de la psychanalyse, p. 83

Jacques Lacan « que la férocité de l’homme à l’endroit de son semblable dépasse tout ce que peuvent les animaux, et qu’à la menace qu’elle jette à la nature entière, les carnassiers eux-mêmes reculent horrifiés » Écrits, p. 147

Olivier Roy « DAECH fait feu de tout bois »

Jacqueline Chabbi « Les djihadistes ont une représentation sacralisée du passé. La communauté musulmane idéale qu’ils imaginent, formée de pieux compagnons, n’a jamais existé… le Coran reflète une société traditionnelle tribale qui était extrêmement pragmatique..quand l’islam intègre au IXe siècle des populations extérieures / on se fabrique alors un le fantasme d’un passé idéal.. / il n’ y a pas de notion de guerre sainte pour les califats arabes.. »

Fethi Benslama « L’islamisme a produit une fiction qui séduit ce qui est plus grand qu’un moi, essentiellement inauthentique : un surmoi d’origine, incarné par la figure du « surmusulman »./ l’une des significations majeures du nom « musulman » est l’humble. C’est le noyau éthique fondamental de l’islam. Avec le « surmusulman », il s’agit au contraire de manifester l’orgueil de sa foi à la face du monde/ les « surmusulmans » se veulent des bouches ouvertes de Dieu dans le monde, proférant leur haine de ceux qui n’ont pas la croyance../ un pouvoir de tout se permettre/ ils ne se soumettent à dieu qu’en le soumettant à eux/ si le musulman cherche dieu le « surmusulman » croit avoir été trouvé par lui ».

Richard Rechtman « Anticiper cette jouissance narcissique dont il s’imagine pourvoir profiter post mortem../ la rencontre d’un individu avec l’offre qui lui est faite/ avec le califat il n’y a plus de limite à la destruction des impurs.. »

Eric Fassin « La stratégie de la terreur renvoie donc à une politique du pire »

Myriam Benraad  « La survivance  de cet idéal-type est bien réelle, même sous une forme virulente. /.. islamistes djihadistes, nostalgiques d’un âge d’or politique mythifié dont la quête acharnée n’a d’égal que l’inexistence saisissante. » Religions p. 81

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Republique ©evah5
Republique ©evah5
République/ On « lave », on « toilette »/ La trace est dans nos coeurs, elle y restera, on gardera en mémoire ces uns et ces autres venant chacun, ou en groupes, silencieux, respectueux, déposer leur pensée, leur mot, leur image, leur chant. Un « tous ensemble » sans revendication, un « tous ensemble » de sagesse, de présence éthique, pas un « je veux ci je veux ça j’ai droit ci ça » ; un « nous sommes là chaque-un », ni un slogan, ni un militantisme, une phrase, des phrases, des mots, chacun parle, dit au plus près de sa douleur et aussi de sa détermination, dit son silence. C’est cela aussi qui fait peuple. C’est surtout cela.