Ruines et Lumière

« La lucidité est la blessure la plus proche du soleil » René Char

aout 2015 © evah5

 Dans les rues de Paris, je suis tombée plusieurs fois, récemment, sur une affiche qui disait à peu près ceci : si vous deviez mettre un mot pour dire ce que représente Paris pour vous quel serait-il ? / Chaque fois c’est « tension » qui est venu dans mon esprit.

« Tension » bien sûr joue avec sa polysémie : libido, moment d’avant l’extase, l’acmé de jouissance ; son envers : guerre, conflit, là où ça va péter et… ça pète partout.

Oui ça pète partout. La guerre ? Mais quelle guerre ? Il y a une guerre ? Une guerre ? Des guerres ? Les petits, les opprimés, contre les forts, les riches, les nantis? Au bout de la pique ? Les honnêtes gens contre les fourbes et voyous? Non, pas vraiment, ce n’est pas cela. C’est plutôt une tension palpable à chaque pas, presque à chaque échange, ici là ; une exaspération, une exacerbation, que l’on sent avec les autres, dans la rue, pour la moindre chose ; comme une suspicion paranoïaque, une certitude d’être visé, sans cesse, que ce qui est dit s’adresse à moi, que l’autre m’en veut déjà au fond d’exister. Une sur-interprétation permanente de tout, la jouissance médiatique en boucle aux premières loges…

Une fiction ? Hélas non ? Une « hainimosité » récurrente, montante déclenchée dès l’abord (j’ai déjà dit ça il y a longtemps avant l’avènement du précédent Président qui en a usé et abusé pendant sa campagne, du temps déjà de Chirac déjà) ; l’autre jouit plus que moi, il a plus, c’est sûr, il s’en sort mieux, c’est sûr il…ne l’emportera pas au paradis. Là où devrait venir une curiosité de l’autre.

Le paradis et son double : l’enfer. Les martyrs au premier plan, « sans pitié et sans crainte »[i] les fous allumés, les fous d’un dieu sanguinaire, les herméneutiques délirantes d’une religion qui sait pourtant être humaniste et civilisatrice. Ailleurs, pas si loin, les couteaux et les bébés brûlés vifs, par ceux-là que les « paisibles » acteurs de « Plomb durci » au pouvoir aiment tant qu’ils les ont nourris et ont encouragé leurs cerveaux paranoïaques. En plus soft, on a ici même notre #MPT plus soft, encore que.. dans les bas-fonds de ce que peut-être on ignore…Ailleurs l’Afrique, le faux Islam meurtrier, les femmes, les jeunes filles en première ligne, viol, mort.. L’Amérique et ses racistes partisans, ces tea-timer bibliques…Le Sud et ses faux révolutionnaires, marchands de coke, celle-là que l’on aime tant par ici. Enfin, tout partout un monde de feux et d’explosions, de haine, de ségrégation[ii]. Croyance, religion-illusion (S.Freud), la seule, la vraie, qui ne trompe pas et qui peut envahir l’univers, et réclamer la dette.. le prix pour chaque vie impie.. Mais Le Réel ne fait pas monde, le UN absolu de la religion fondamentaliste est duperie[iii].

 Le sang, les ruines, la haine[iv], la catastrophe. Non ce n’est pas l’apocalypse ; l’urgence, l’attentat à venir, le dérèglement des sens qui n’a de rimbaldien que la formule. La fascination nihiliste pour ce fake islam. Ados paumés, instruits ou non, de banlieues- territoires-zones, vies cassées, enfants perdus, mais aussi bourgeois en panne, dans l’ennui, en manque d’identification, en voyage vers leur mort.. La mauvaise rencontre qui devient tuche, idéal, offre enfin d’existence.. Méfait du capitalisme consommateur et du « dé-lien » social…charge maléfique.

Je pense ici particulièrement à tous ces adolescents en panne, dans leurs remaniements errants, perdus, sans boussole. Je pense aussi ici à tous ces chômeurs désemparés. Je pense ici aussi à tous ces étrangers en quête d’espoir, foulant nos sols idéalisés. N’y a-t-il plus du tout de place pour quelque milliers d’humains ? La menace de la Parricide nous fait-elle peur à ce point ? Et puis, nos villes françaises, Capitale first, ne peuvent-elles davantage prendre en compte ces jeunes migrants, mais aussi tous ces jeunes que je côtoie, et qui doivent garde la tête haute pour ne pas s’engouffrer dans la spirale djihadiste (ou d’autres). Rejetés, mal aimés, chez eux, ou bien par nous aussi. Les quais de la Seine peuvent attendre, ils sont pas mal comme ils sont, quand on peut s’y promener, mieux vaudrait mettre un peu plus de monnaie pour tout ça. Et puis, les collectivités locales comme on dit, ne peuvent-elles faire le choix de ne pas laisser tomber les associations qui jour après jour tissent des liens, nouent et renouent avec les misères sociales, affectives, et mentales, et qui parfois œuvrent d’une façon admirable ? Faut-il juste se soucier de « déradicaliser » ou bien ne vaut-il pas mieux en amont, très en amont, tisser, nouer, parler, échanger, faire existence, faire corps.. là est l’action juste.. Elle manque hélas bien trop partout ; et je me désole que ce gouvernement ne se soucie aucunement de ce délitement social, père et mère de tous les vices et de toutes les dérives. Cela fait symptôme et fait malaise, trop. Cela viendrait avec force occuper ce trou du Réel, et introduire la lumière dans ces êtres en ruine. Cela ne serait pas ruineux, mais fertile. Cela manque trop douloureusement, trop tragiquement…et creuse les sillons de la haine.

Alors est-ce pour cela, entre autre, que l’on invente cette drôle d’idée du partage, qui court partout? Comme en contrepoint, en défense, en idéal ? Que l’on voit fleurir dans ce monde.2 voire .3, dans les nouvelles générations bourgeoises, cet espèce de concept bizarre du « partage » ? Idée ô combien humaniste, généreuse ! Mais ce partage n’en est pas un. Ce n’est plus le « flower power d’avant ». Car que partage-t-on ? Partage t-on les profits, son petit gain de plus, à faire le taxi, son petit gain de plus à louer -assez cher- son appartement, et à garder son petit gain pour soi ? Son plus de jouir, sa plus-value privée, que l’on ne songe pas un instant à remettre dans le pot commun d’une solidarité nationale par exemple en le fiscalisant. (ou alors on engraisse une société qui surfe sur ces belles idées et se décharge des taxes afférentes). Ah le mythe du partage, qui n’est que nouveau gain souvent au black.. (Il paraît que même Mme Varoufakis avec sa belle maison d’été, mais..) Un pour-soi plutôt qu’un pour-tous. Cela a-t-il vraiment à voir avec quelque don, quelque échange ? La duperie semble entière bien que très à la mode.. Nos rezosocio s’activent, certes ils sont belle invention mais ils savent aussi comment nous aliéner avec notre consentement…

Oui esclaves nous le sommes, d’abord de nous-mêmes, de nos passions, haines recuites et non digérées, pourries jusqu’à l’os, de nos ambitions déçues, de nos rivalités vaincues, de nous-mêmes projetant dans l’autre ce que nous ne supportons pas du Réel et dont pourtant il n’est guère responsable. Car quelque chose fait trou dans nos existences. Cela n’a jamais été aussi patent que ce creux, ce vide, ce manque, mais bien plus ce trou du Réel, ce fiat trou[v], (plutôt qu’un fiat lux). Quelle réponse aux ruines du siècle ? Quelle solution ? Quelle issue ? N’y a-t-il que le UN et la lumière de Dieu pour venir combler le trou du réel et son apparat de tromperie ?

Sommes-nous en marche vers la liquidation de la/des démocraties, pourries de corruption, défaites par les pouvoirs financiers, détruites par le mentir, la canaillerie, les haines égoïstes recroquevillées ou bien les idéalismes révolutionnaires, tout aussi bien en impasses ? Allons-nous vers des théocraties perverses, des pseudo-démocraties financières ou populistes, des semblants de pensée libre et de libre entreprise ? Ou bien allons-nous enfin inventer un peu mieux nos liens sociaux, nos gouvernances ? Revisiter le socialisme, faire enfin fructifier nos savoirs ? Eradiquer nos corruptions et nos mainmises médiatiques ?

La lumière n’est pas là sans l’ombre, autant que le jour et la nuit qui sont encore pour l’instant notre rythme; l’ombre de nos vies, de nos pensées intimes si cachées, celles qui nous font haïr, un frère un père une mère un cousin un bébé un voisin un professeur un amant une amie. Oh que de sourires et de civilités, mais que de noirceur aussi dans nos cœurs et nos âmes. Sauf que.. de cela si nous sommes comptables, nous ne l’élevons pas au rang d’universel d’absolu.. Nous ne le passons pas (en général) à l’acte. Même si cela est là tapi, surgissant dans nos cauchemars, dans nos angoisses, dans nos tentatives insensées de refoulement et de déni. C’est ce qui nous fait plutôt névrosés. D’autres, fous autrement, peuvent le prendre à la lettre, et en faire pouvoir et loi universelle. Mais ce lien qui nous est nécessaire, le lien d’amour, d’amitié, de référence, et parfois de révérence, nous le cherchons, mais aussi souvent nous le détruisons, car nous sommes à l’ère de consommer, du trop au rien au pas du tout au plus du tout au trop plein, et à l’anéantissement, au meurtre de soi ou de l’autre comme de toute chose. En but à la Jouissance sans fin.. (« ça finit à la flambée à l’essence » Lacan V-83 ou à la décapitation qui sait?).

C’est l’été, le soleil brûle la peau, on pourrait danser tranquille, boire du vin, s’enivrer, goûter la fraicheur du soir.. aimer, juste aimer, mais…l’horreur est là si proche, l’imminence des morts, l’imminence du crime…comme une chape qui nous étouffe.. sans peur.. mais non sans lucidité. La trop grande impuissance des politiques et de leur volonté sans doute souvent sincère…les boots s’activent, produisant encore et encore l’argent fou, qui n’a plus d’existence que ce nom, le profit planétaire, délire lui aussi. Les deux faces,les deux complices d’une même folie. La jouissance qui se veut UNE…qui se veut Loi.

Bon, peut-être, il resterait un idéal, un autre Un, la Nature. La sauver, nous sauver avec elle, la sauver pour nous sauver… pas une Terre-Mère, un monde pas forcément rond, incomplet, entamé, mais où nous danserions au soir couchant ; si cette Cop21 faisait faire un bout du chemin alors tant mieux ; si tous ces pays, ces puissants de partout se rencontraient, s’engageaient, se parlaient alors.. et laissaient tomber les armes, alors.. Si les citoyens ici et là, s’orientaient un peu plus dans cette sublimation collective, cela les éloignerait de leur propre miroir haineux qui nous mène à la perte..

Une issue pour nous tous, lumineuse, ardue et fière. Une fides, une foi confiante qui ne soit pas une croyance aveugle.

baccanal

 Bel été dans vos vies

© evah5

[i] Lacan « Il n’y a que les martyrs pour être sans pitié ni sans crainte. Croyez-moi, le jour du triomphe des martyrs, c’est l’incendie universel. » Ethique 7-311 1960/1986

[ii] Lacan : « Notre avenir de marchés communs trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation. » « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres Ecrits, 2011, p. 257.

[iii] Lacan Quand au réel…le définir comme univers c’est l’imposer comme cyclique comme circulaire,.. c’est le faire monde. Dans le Réel introduire l’Un c’est ça la notion d’univers. Or, je ne suis pas sûr que le réel fasse monde. ..il n’est pas sûr que le réel fasse un tout » « Des religions et du Réel » texte établi par JAM extrait du discours de clôture des Journées d’études des cartels de l’ECF 13 AVRIL 1975 in Cause du désir n°90

[iv] Lacan « Nous sommes déjà très suffisamment une civilisation de la haine. Le chemin de la course à la destruction n’est-il pas vraiment très bien frayé chez nous ? La haine s’habille dans notre discours commun de bien des prétextes, elle rencontre des rationalisations extraordinairement faciles… »1-306 Ecrits techniques de Freud 1954/1975

[v] Lacan urverdrängt freudien : « nommer le trou . C’est dire non pas Fiat lux mais Fiat trou » « Des religions et du Réel »  ibid