PARLER SA LANGUE

Nous sommes au temps d’une certaine anesthésie collective voire d’une indifférence. Celle-ci est le signe me semble-t-il d’un système de défense des sujets face à l’art de la tromperie, au profond divorce entre Signifiant et signifié, entre le dire et le nommer, entre le dire et le faire, une sorte de profusion de sens menteur qui ne renvoie en fait qu’à un hors sens. Si la vérité n’est pas l’envers du mentir, mais bien plutôt que la vérité est menteuse, le mentir deviendrait maintenant la loi, en tout cas la règle,  le dire comme l’on veut sans preuve et sans pacte à l’autre.

La dictature de la vitesse et de l’immédiateté alliée à l’impératif pour toute chose d’être utile et rentable, de produire du bénéfice, recherche tellement vaine, se traduit par une forme d’être captif : captif des biens, des objets, de son image, de l’autre, consommant de façon répétée en soumission aux lois de marché. La dérive des rapports intrasubjectifs renvoie chacun à une sphère quelque peu autiste et ségrégative, à un regroupement en clans sans échanges.

La ségrégation qu’annonçait Lacan dès les années 50 s’est-elle insidieusement transformée en un endormissement, un désenchantement, on a dit souvent une indifférence, à ce qui n’est pas soi. La crise récente qui malgré les bonnes volontés sincères ou démagogues n’est que le signe d’une répétition côté pulsion de mort a miné le désir pour beaucoup et a dressé un mur de barrage entre soi et l’autre. S’il reste des bonnes volontés et des intelligences humanistes authentiquement décidées à œuvrer pour le bonheur collectif (est-ce possible ?), nombre de nos gouvernants ne sont plus guère éclairés que par leur propre ambition et leur pérennité. Le rendement et l’efficacité capitaliste écrase tout sur son passage et ne laisse guère de place à l’inutile poésie.Il est à déplorer, encore plus, l’engouffrement aveugle de nombre de journalistes dans ce tourbillon insensé./

Sur un tout autre plan, bien que procédant aussi du (des) discours et du sens, le dire d’une psychanalyse est d’une certaine façon effort de poésie, d’où que l’on soit, d’où que l’on vienne. Vivre au plus près de sa lalangue, traversée du fantasme, éprouvé de sa/ses  jouissances, lecture et chiffrage/déchiffrage des rêves, souci pulsionnel du moi, épreuve de la vacuité, tels sont quelques-uns des opérateurs (appareillages), des échafaudages, pour le sujet .

C’est au fur et à mesure de dire que l’on se découvre existant.

Est-ce que la déferlante financière et son lot de tromperie et d’inégalité cessera? Son hubris mortifère. Est-ce que  le désordre de la civilisation et sa récession cesseront, que les humains et leurs gouvernants décideront d’ouvrir les yeux et de choisir les éclaireurs qui conviennent pour  mener les affaires du monde vers plus de justice mais aussi plus de liberté et de poésie. Sans doute non hélas.

Ce monde matérialisé/dématérialisé qui nous étouffe et nous fait tous et chacun rentrer dans notre coquille n’est pas contrairement à ce que l’on pourrait penser le monde qu’offre la psychanalyse. Certes celle-ci ne promet ni pour l’homme ni pour la société le bonheur ; elle est suffisamment avertie des noirceurs de l’âme et des stratégies inconscientes pour savoir que le pire est toujours là prêt à bondir. Pour autant elle fait les humains plus libres, plus aérés de leurs contraintes morales et psychiques, plus avertis d’eux-mêmes et de leurs pairs. Plus politiques aussi curieusement parce que plus avertis du  réel (« la lucidité est la blessure la plus proche du soleil » R. Char).

Freud a averti du malaise de la civilisation et de l’avenir d’une illusion, ainsi que de la psychologie des foules mettant en regard des pulsions les idéaux; traquant les mécanismes de l’inconscient et leur lot de déguisement feints, dénis et dénégations en tous genres, il a pu faire l’analogie entre le psychisme et la communauté humaine. Lacan à son tour a inventé les quatre discours, le graphe du désir à double étage et les nœuds borroméens, et aussi le discours capitaliste et son tournage en boucle. Tous deux ont tourné autour du transfert et de sa supposition de savoir, mais aussi du désir et de son insatisfaction structurale, manque-à-être fondateur. Enfin autant l’un que l’autre n’ont pas renoncé à interroger l’être au monde, insight et umwelt, soi et l’Autre, progrès et  rivalité.

Cet immense champ de savoir dont nous leurs sommes redevables, cliniciens ou pas, est à l’épreuve chaque jour, chaque fois qu’entre un patient ; mais aussi pour les arts, pour le monde, la guerre et la paix, la misère et les totalitarismes ; les religions et le réel.

C’est pourquoi le souhait  est que chacun puisse y puiser le goût de savoir et l’appétit de vérité pour lui-même mais aussi pour notre « nous tous ». Que chacun puisse y trouver sa propre langue, pas sans l’Autre.

 

l'air du temps qui passe