Le corps meurtri d’une femme..

Quand une femme est victime de viol ou d’agression sexuelle elle peut réagir de bien des façons différentes. Je voudrais apporter ici quelques éclairages à propos de ce dont  j’ai pu quelques fois être le témoin dans mon cabinet, tant les commentaires ici et là, notamment en ce qui concerne Nafissatou Diallo et Tristane Banon, (et à cette occasion sans préjuger de la véracité de leur agression et sans gommer leurs différences), me semblent souvent inconvenants et ignorants. Les femmes dont j’ai témoignage sont souvent jeunes, soumises à la jouissance répétée d’un proche, père, frère, beau-père, père adoptif, mais aussi parfois, comme dit le droit, personne ayant autorité. D’autres ont eu à vivre ce traumatisme au cours de leur vie, dans une mauvaise rencontre. Bien sûr ce n’est pas tout à fait la même problématique, mais nous abordons ici la question de l’éprouvé et du dommage subi. Comment face au réel traumatique, se tenir debout.
Loin de moi l’intention de  parler dans une vision statistique, mais sachons tout de même que l’on évoque le chiffre de 75000 par an en France, et encore ce ne sont que celles qui en parlent. Beaucoup de femmes n’ont et n’auront jamais de leur vie à traverser cette épreuve heureusement. Chaque cas est singulier et l’effraction subjective causée sur le corps, entraînant à chaque coup une modification subjective d’importance, amène chacune à trouver ses propres modalités de réponses. Ce que vient  réveiller pour chacune cette intrusion ravageuse dépend de ce que l’acte va rencontrer de plus ou moins de fragilité, du rapport  au fantasme sexuel, de l’ éducation, la religion, l’entourage. Bien des paramètres entrent en jeu, sociaux, politiques, symboliques. Reste que chacune est convoquée là au lieu de sa propre histoire inconsciente, et de sa propre question face à la jouissance sexuelle. C’est en tout cas ce qu’un travail thérapeutique pourra l’ encourager à faire, dans la perspective de pouvoir reprendre là quelque chose à son compte.  Cela amène d’ailleurs à préciser, et il ne faut pas l’ignorer, les cas où il apparaît que le récit de l’agression est une construction délirante sans rapport avec une réalité quelconque. C’est souvent un des thèmes de la paranoïa, de même que l’empoisonnement, le complot etc… On peut cependant constater qu’il y a là un envahissement de jouissance qui, bien que souvent imaginaire, peut venir s’élaborer sur un trognon de réel, voire une répétition de scène infantile occultée ou gardée secrète. Il nous appartient de savoir repérer ce qui tient au fantasme, au délire, ou au dommage réel.

Rappelons tout d’abord que beaucoup ne portent pas plainte, n’envisagent même pas de le faire. Une honte infinie, à laquelle s’associe une culpabilité et une auto-accusation lourdes, telles sont souvent les premières réactions que l’on constate. Premiers affects réactionnels qui bien souvent ne cessent pas malgré les conseils, les appuis, les paroles bienveillantes. Quelque chose peut venir à se casser dans l’être, ou à tout le moins à opérer une rupture identitaire forte dans l’être, cette violence sexuelle non désirée vient envahir le sujet.Le « c’est ma faute » s’impose comme seule réponse possible dans une tentative de donner du sens à ce qui n’en a pas. Etre responsable de ses actes et de sa vie est ce qui nous fait tenir debout, là l’ébranlement est radical. Là, il faut trouver une réponse à ce qui surgit du réel, d’un autre quelquefois très proche et pourtant si étranger, d’autres fois anonyme et pourtant franchissant l’espace entre soi et l’autre.

Il y a donc très souvent la honte, la détestation de soi, la nécessité de se laver, de frotter le corps, de faire disparaître la marque de l’autre. Il y a une décorporéisation à laquelle se noue  le jugement moral, incontournable.

Pour d’autres, et ce n’est guère mieux, il y a le déni, la nécessité de faire comme si rien n’avait eu lieu, l’enfouissement, la censure. Ne pas voir, ne pas avoir vu, ne pas savoir. Mais à l’insu du sujet, souterrainement, la pulsion de mort oeuvre. Cela peut donner lieu à des excès érotomaniaques, une nécessité de répéter sans cesse cette jouissance destructrice, ou bien à un retrait de la vie sexuelle, ou bien à une enflure narcissique : je suis la plus forte. Enfin bien sûr une aversion, voire une haine pour les hommes s’installe comme légitime, ponctuelle ou à plus long terme.

Que faire de ce Réel? Réel sans loi, « réel-trauma » comme « inassimilable »? (Lacan XI 55 repris par Miller  La Cause Freudienne 78 p.181).  Il faut vraiment ne pas douter de l’effraction identitaire produite. Si, de plus, la demande que l’Autre vous croie reste en plan, c’est un gouffre sans appui qui s’ouvre alors. Et puis vient la question du Temps: temps de l’effroi, de  la plainte, temps de l’après-coup, temps pour comprendre si tant est que cela soit possible, temps enfin peut-être pour se décider à porter cela devant le jugement des hommes (avec tous les risques que cela comporte, on en fait la triste constatation actuellement!). Où puiser en soi-même la force et la conviction que les mots pourront dire ce que le corps a vu, comment être sûre que l’on sera crue, pourquoi prendre le risque de devoir dire ainsi soi-même  et d’être renvoyée nue, dénudée, sans réparation? Quelle réparation? Eh bien oui l’humanité a inventé l’argent pour faire réparation, l’argent et la sanction, c’est déjà ça!

Certaines en feront une cause. Une chose est sûre, quoi qu’elles fassent, un doute toujours germera dans nos têtes « phallocentrées ». Est-ce qu’elle dit vrai? Ne l’a-t-elle pas un peu cherché? Elles devront pour leur vie faire avec.

Je ne dis pas qu’il n’y a pas pire crime; qu’il n’y a pas d’autre épreuves de réel aussi insoutenables; je ne dis pas qu’il n’y en a pas qui s’en sortent ayant su trouver leur vérité face à ça, construisant à partir de ce point de réel une conscience plus vive de leur rapport au monde, et partant, à la sexualité; je dis que rien de ce qui se déverse en ce moment comme moqueries, insultes, et mépris, n’est pardonnable. Nous devrions prendre conscience de la nécessité d’un discours civilisationnel plus élaboré; telle devrait être la tâche de nos dirigeants.

Quant à la sexualité, énigmatique pour chacun de nous, elle n’a sans doute pas grand chose à voir avec l’acte de violence du viol, qui est plutôt à mettre du côté de la pulsion dans sa dimension a-symbolique, « acéphale » (Lacan), ne cherchant que sa satisfaction, dés-humaine en quelque sorte; on ne peut pas s’en empêcher, telle est la marque du symptôme. Une jouissance à satisfaire tout de suite en possédant le corps de l’autre, en le mettant à son service, plutôt du côté du crime, de l’envie de mort. Un corps à l’inverse de son érotisation, un corps de trous pour jouir. Le corps meurtri d’une femme. Oui il y a là à ce moment-là une dialectique maître-esclave, mais le violeur n’est pas le maître de sa jouissance. C’est sa jouissance qui est le maître. L’exigence pulsionnelle est une « réclamation inconditionnelle » (Miller La Cause Freudienne 78 p. 198). C’est pourquoi il est aussi important qu’il soit non seulement sanctionné, mais aussi écouté et « soigné » si cela est possible, orienté en quête de ce qui le cause ainsi en lui-même.

La sexualité, elle,  consiste à invoquer, à convoquer l’amour qui, conjoint au désir, fait de chacun dans l’acte le partenaire respecté de la jouissance sexuelle.