Eugène Leroy à Tourcoing

Tourcoing 2011
Entretien avec Eugène Leroy, février 1991

Alain Kirili : La question du modèle, d’une présence dans mon atelier est une réalité importante. Il n’y a pas très longtemps, j’ai eu une curieuse expérience quand j’ai montré mes terres cuites. Le public qui les regardait ne comprenait pas que j’avais utilisé un modèle comme si je pouvais faire ces oeuvres sans une présence dans mon atelier. Je voudrais savoir si pour vous aussi cela joue, car j’ai lu récemment que vous disiez avoir peint dans votre cuisine, entouré de votre famille et que
cette présence était importante.
Eugène Leroy : Donc, c’est bien la preuve que je ne peux pas vivre sans la présence du modèle et c’est au degré le plus immédiat, et dans la jeunesse, c’était dans le côté un peu Rembranesque. Je
suis content de citer Rembrandt pour la première fois, pour bien montrer qu’il ne s’agit pas de style,
ni de manière, mais qu’il s’agit simplement du contact avec la vie, la tendresse de la vie et son
quotidien humble.
A.K. : Marina représente donc bien dans votre atelier la présence du modèle ?
E.L. : Une présence mais à tout autre niveau, car elle me joue de la flûte, et de la guitare, ou me lit
Proust. Pour en revenir à la peinture, si je pense à De Kooning, la Hollande il en est toujours teinté
– Rubens, c’est la « grammaire », c’est mon Poussin – Si j’ai une référence hivernale dans une toile,
je penserais à l’Hiver de Poussin qui est au Louvre, plus qu’au Bruegel. Rubens est avant tout le
discours et l’éloquence mais pas d’une manière académique, mais d’une manière vivante.
A.K. : Un hymne à la chair !
E.L. : J’ai eu une jeunesse ingrate qui n’était pas de mon fait, j’ai perdu mon père tôt, et je fus élevé
par quelqu’un qui disons avait des intentions intégristes. Pour quelqu’un qui ne sait pas encore qu’il
est artiste mais qui en a déjà les défauts, j’avais vu à quinze ans un fils d’instituteur qui avait fait
des dessins chez lui, six semaines après, il y en avait autant à la maison, des aquarelles. Et en même
temps, j’ai trouvé un livre sur Victor Hugo, avec un Rembrandt noir et blanc. Ma vie a été changée
à ce moment là.
A.K. : C’est une question de lumière chez Rembrandt !
E.L. : Non, l’humanité. C’est la même chose que François Villon, mais en dehors de tout
pittoresque, l’écriture, la gourmandise de l’écriture et la violence du mot, c’est la même chose chez
Rembrandt. Je suis rentré chez Picasso, lentement dans les année 50, un homme qui me paraissait
violent, pour ne pas dire tapageur et qui était en fait un tendre. Récemment en visitant sans le
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savoir, le Musée Picasso par la fin, ses dernière toiles m’ont fait découvrir l’artiste, m’ont permis
d’avoir un barème de qualité des toiles qui n’a plus aucun rapport avec ce qui se faisait par rapport à
l’histoire de sa création, par rapport aux autres.
A.K. : Est ce que vous avez eu des modèles qui posaient nus ?
E.L. : J’ai des dessins , de ma femme nue, et Marina bien souvent quand elle pose, c’est nue. Mais
c’est de moins en moins un besoin. Mais je rêve d’une toile de 120 figures. Je voudrais un nu de
haut en bas, et çà je ne sais pas. J’ai essayé il y a quelques années. Elle est à Berlin, je l’ai appelée
la Sorcière. Je voudrais faire un nu comme la tête des Pelerins d’Emmaüs. Je m’excuse de ne pas
parler de moi et de parler encore d’un autre, ce n’est pas pour le copier. Quand je dis la tête , ce
n’est pas de l’expressionisme, ce n’est pas de la religiosité du tout. Je ne veux pas faire un nu qui
soit pieux. Je veux faire un nu qui soit un objet plus grand dans une toile, qu’un petit objet qui
arrive à remplir la toile. J’appelle objet la tête de ce Christ. Et je crois que devoir faire çà, d’une
forme oblongue qui aura tout de même aux environs d’un mètre soixante, je vais avoir de la misère.
Je vais avoir de la misère, et c’est là qu’il y a un rapport avec une sensualité immédiate du modèle.
A.K. : Donc un rapport presque érotique comme la musique peut être.
E.L. : Comme la musique peut l’être ? Je ne vois pas ce que vous voulez dire. Je voudrais bien
comprendre le mot érotique, il s’agit d’amour.
A.K. : Quelque chose qui éveille, de l’ordre de l’éveil.
E.L. : Oui, c’est possible. Je ne vous suis pas très bien, mais je devine ce qu’il peut y avoir làdedans,
quelque chose qui doit être vrai.
A.K. : Qui tient en éveil.
E.L. : Ah ! Oui parce qu’il est évident que c’est le nu que je veux faire, je ne veux pas faire un nu
tête de Christ. C’est un nu au contraire, et un nu de Rembrandt, bien fait, on a envie de le toucher.
Mais de préférence, ne pas être victime d’une sensualité de la couleur ou du modèle.
Et le première chose que j’ai fait avec Marina était de cet ordre là.
Entre 1933 et 1950, grosso modo, je n’ai peint surtout qu’avec ma femme, nue, habillée dans des
geste familiers d’abord, dans la cuisine ou ailleurs, mais exactement comme si j’allais au paysage,
ce n’était pas pour faire des paysages, mais c’était aller au paysage.
Aller à la nature, la toucher d’une certaine manière. J’y allais en vélo, je n’avais pas de voiture et
c’est marrant, le jour où j’ai eu une voiture je n’ai plus été au paysage donc ce n’était pas une
commodité, mais il s’agissait d’une action.
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Ensuite quand j’ai commencé à avoir non pas une teinture d’esthétique, je me suis plus posé des
problèmes par rapport aux autres, voyez, j’ai d’ailleurs un exemple, il y a une toile avec son cadre
doré, ce n’est pas moi qui l’est mis, mais l’or reste important par rapport à la fenêtre car ce matériau
est une pierre de touche dans la manière dont il peint de la lumière.
En feuilletant l’autre jour une reproduction de photos dans un journal, j’ai trouvé la photo d’une
famille nue : papa, maman, et le petit garçon, je me suis inspiré de cette photo et la représentation
nue était aussi libre qu’un homme qui va au paysage, qui ne copie pas, qui ne veut pas faire du
pyasage, mais des études.
A.K. : D’ailleurs, les touches de jaune qui surgissent comme une lumière dans vos tableaux
transgressent ce format.
E.L. : Peut-être, ce n’est pas volontaire.
A.K. : Vous aviez dit une fois, que la peinture était ce qu’une homme et une femme laissaient dans
leur lit. C’est bien cela ?
E.L. : C’est Gnoli qui m’a montré cela, un lit de Gnoli où l’homme et la femme ne sont plus, mais
où il y a si vous voulez le fripé des draps, pour ne pas dire la salissure, qui indiquent leur présence.
A.K. : Ce qui est un rapport à la peinture ?
E.L. : C’est la peinture même. Autre contact intéressant, il y a trois ans je vois une reproduction de
Mondrian, puis plus tard il y a 5 ans à la Haye, je vois le musée en déplacement dans une maison
particulière. J’étais très heureux parce que c’est une toile que j’ai tellement vue, que je finissais par
ne plus la voir, au même endroit. En feuilletant un catalogue de Mondrian, et parmi des oeuvres
faites entre 1921 et 1925, une me toucha, et ce Mondrain me rappelle l’Homère. Plus tard, le bleu
de Mondrian me revient à l’esprit comme étant une couleur d’une grande perfection. Intéressé par
l’oeuvre de Mondrian, je vis un bouquin de Michel Seuphor à son sujet et lentement je suis rentré
dans cette oeuvre qui se sature simplement au début par une espèce de puritanisme, d’exigence de la
valeur, une solidité de la tâche, une imprégnation d’un paysage qui n’obéit pas aux lumières du
jour, mais à un état général de la lumière et puis petit à petit il va simplifier les thèmes.
A.K. : La nudité de cette femme de Rembrandt qui va au bain, c’est un thème que vous allez
vouloir traiter dans une prochaine toile ?
E.L. : Oui oui, mais vous m’en parlez comme si j’étais encore dans les années 50 et comme si
j’avais voulu faire ma femme à peu près à cette époque là, or ce n’est pas ce qui se passe. En fait
dans les années 50 et à cause un peu des Telem, ces statuettes africaines assez insupportables par
leur représentation mais j’essayais de m’en affranchir.
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Aimer Rembrandt, depuis l’âge de 15 ans, ce n’est pas tomber dans l’académisme. Et si j’ai eu un
certain nombre de Van Gogh dans les mains chez Kröller-Müller près de la Haye, ce n’était pas
pour aller faire des paysages dans une ville de province c’est parce que j’avais vu Van Gogh, mais
je dis ça sans prétention, c’était une vertu de contact. À ce moment –là, je me suis rendu compte
qu’arriver à peindre une bonne femme, je saurais jamais faire en 2 ou 3… Comme les 3 grâces de
Calais ayant un effet de mémoire, de souvenir par rapport à un tableau de Rubens. De plus le milieu
familial, ainsi que ma femme m’ont facilité les choses.
Et chez les personnes possédant un certain nombre de premiers tableaux, dont Jean Masurel, on
retrouve cet intérêt pour la représentation de deux femmes. Disons que je peignais ce qui se passsait
entre les deux femmes, c’est déjà ce qui me commande beaucoup aujourd’hui. Je peins déjà ce qui
se passe entre les deux femmes avant d’arriver à faire une petite tête comme chez le Pelerin
d’Emmaüs, trouver sa présence et sa réalité seulement en fonction du format entier de la surface qui
doit être oubliée. Son format, sa carrure. Et d’ailleurs c’est la qualité d’un tableau réussi.
Et l’année dernière, j’ai participé à une exposition à Cologne intitulée Bilder Streit et j’ai vu les
Chrysanthèmes, c’est loin d’être du travail alimentaire, on a l’impression au contraire qu’il est au
coeur même d’un thème. Et je me dis souvent quand je peins « si tu pouvais faire un
chrysanthème … »
Au départ, il nous l’indique avec la rosace, le feuillage et dieu si c’est le sujet le plus pompier qui
soit et petit à petit il devient lourd, fané, il se transforme mais ce ne sont jamais des effets, bien que
cela peut-être lu ainsi. C’est une souplesse, un infini de lumière.
A.K. : Ce que vous recherchez tellement ? Et puis il y a une robustesse dans votre oeuvre !
E.L. : Oui, je crois que j’ai beaucoup plus parlé du modèle qu’il n’y paraît, mais comme ca. Jusqu’à
ce que les choses évoluent avec Marina en fonction d’un présent que j’essaie de vivre, il est un fait
qu’à un moment donné quand j’ai retrouvé le thème « la femme seule » après avoir essayé de la
bâtir debout avec une frontalité mais pas toute seule, car ce serait tomber dans l’académisme, c’est à
dire la femme debout dans l’atelier. Quand ma première femme tomba malade, j’ai travaillé de
mémoire ou avec une petite figure sculptée de Madagascar qui me servait de substitut, ou bien je
travaillais avec des groupes de modèles. Tout en travaillant, je remarquais que la modèle avait une
géographie corporelle, un valonnement. Aller de A à B, c’est aller des yeux, ou des cheveux au
sexe, c’est un phénomère concentré.
J’ai demandé à Marina si elle pouvait poser plus ou moins vêtue selon le besoin ou la température,
pendant qu’elle faisait le ménage. Elle avait déjà posé pour moi mais dans des poses identiques aux
modèles qui travaillaient avec moi. Alors que maintenant, j’ai beaucoup de dessins, où elle se
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déplace, et çà échappe tout à fait à l’expressionisme, c’est une manière pour moi tout doucement
d’arriver à remplir un rectangle et dans un appareil uniquement linéaire.
A.K. : Donc, elle travaille aux activités domestiques nue, en bougeant, un peu comme les modèles
de Rodin, dans votre atelier ?
E.L. : Oui, c’est vrai.
J’ai eu la chance après la mort de ma femme, d’avoir un petit ménage qui a été extrêmement
profitable, inspirateur, avec une jeune fille hollandaise.
Et en parlant de Rodin tout à l’heure, j’ai l’impression que j’ai pû dessiner avec elle comme Rodin a
pû travailler avec son modèle.
A.K. : Voilà !
E.L. : Mais, une femme qui lave par terre c’est pas pareil, je ne sais pas, dans le getse c’est
beaucoup plus…
A.K. : Familier…
E.L. : Positif, pas posé.
A.K. : C’est très joli. Degas avait pris aussi des modèles.
E.L. : Je reconnais que Degas a fait des sculptures fantastiques, mais Toulouse-Lautrec se permet
toujours de dire qu’au plan le plus absolu de l’art, c’est à dire faire une figure dans un plan
représenté, faire quelque chose à deux ou trois dimensions, et donner l’illusion de la vie, c’est le
propre de la peinture. Giotto, Renbrandt, Toulouse-Lautrec sont pour moi les 3 géants. Lautrec
trouve le moyen de dresser une figure, vous voyez bien que Degas, c’est plus que du tripotage.
A.K. : Et Watteau ? Et Fragonard ? Qu’est ce que vous en pensez ?
E.L. : J’ai beaucoup aimé Watteau et Fragonard, mais je ne veux plus trop en parler, on tombe là
dans un appareil culturel.
A.K. : D’accord. Bon on a parlé du modèle, de votre vie quotidienne. Marina a pris une grande
importance dans votre système créatif.
E.L. : Oui, souvent on partage…
A.K. : Elle pose tous les jours ?
E.L. : Tous les matins.
A.K. : À partir de quelle heure ?
E.L. : L’été, l’hiver, c’est selon…il est rare qu’il n’y est pas un matin où elle ne pose pas.
Visiter Eugène Leroy, chez lui, dans le nord de la France, près de Lille, à Wasquehal, c’est
redécouvrir l’art de vivre au quotidien d’un grand peintre. Son oeuvre est liée à la qualité de son
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